Aurélien Barrau – Intervention à « l’académie du monde d’après »
MYSTÈRE
Presque toutes les espèces présentes sur Terre ont connu une évolution, une modification de leur apparence par mutation mais aussi l’obligation de quitter leur habitacle, de changer d’environnement pour survivre. L’évolution puis la pérennité de l’espèce s’est faite grâce à une lente transformation, une adaptation. Une fois en sécurité dans leur mue toute neuve, s’étant approprié des habitats et habitudes séculaires, les espèces en question profitèrent de leur nouveau statut pour les siècles à venir. Seule exception : l’homme.
Non content d’être passé du primate à l’homme que l’on connaît, il lui a fallu explorer son habitacle : la Terre. Et ce, dans ses moindres recoins, dénombrer les espèces animales, minérales et végétales, creuser dans les mystères de son passé et en écrire l’histoire. Reculer les limites de la science et de la connaissance, quantifier, étudier, analyser pour comprendre, et par cela, contrôler son existence.
Puisse-t-il compter les grains de sable du désert à un grain près, il s’exécute, déterminer l’âge des arbres, des pierres…rien de plus simple.
Quelles sont les limites que l’homme n’a pas franchies ? L’univers ? Il est en train de s’en occuper en lançant ses joujoux de plus en plus sophistiqués.
Sur cette terre, la seule véritable limite que l’homme n’a pu encore franchir, le grand point d’interrogation universel, le plus grand mystère encore non élucidé reste celui de la mort. Y a-t-il un après ? Que devient l’esprit, l’âme si tant est que celle-ci existe ? Est-ce que tout s’arrête, disparaît, se désagrège ?
Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous ? Une question qui est une véritable énigme.
Où allons-nous ? Mystère, comme un rideau baissé sur ce que nous sommes.

Celle qui cherchait les signes.
Un mot me vint à l’esprit : chafouin. Je me rendis compte que je ne connaissais pas vraiment sa signification. Nous sommes tous cernés par certains de ces mots-là, des mots dont on sent leur sens à plein nez sans vraiment pouvoir les définir. Des mots auréolés d’un voile flou et pourtant familier comme ces parfums que l’on connaît sans pouvoir les situer dans un contexte, sans pouvoir mettre des noms sur leur odeur.
Je cherchais bien vite la définition sur Google, juste pour voir si la couleur qu’il m’inspirait était la bonne : un verdâtre taupé qui dégageait une sensation de malaise, un sentiment urgent de rester sur ses gardes.
Personne ayant l’air malveillant, fourbe, comme une fouine. Voilà, c’était cela ! Malin, rusé, avec sa physionomie chafouine, voilà ce que m’inspirait la figure de cet homme malgré son large sourire.
Voilà l’expression qui caractérisait l’homme avec lequel j’allais vivre 8 heures par jour 5 jours sur 7, sans compter les heures sup qu’il ne manquerait pas de me faire faire, malveillant et rusé comme il devait être.
LinkedIn, Viadeo, Google et tous les autres moteurs de recherche et réseaux sociaux me renvoyait cette image à la réalité implacable. Mon futur N+1 était un Chafouin.
Après double vérification et calcul, en me basant sur ses nom et prénom, le bougre affichait le chemin de vie numéro 1, égocentrisme et besoin de domination comme prédisposition. Pas besoin de pousser les investigations plus loin, les dés étaient jetés : j’allais en baver.
J’avais beau lire et relire l’annonce, peser et sous peser chaque mot, malgré la bienveillance des propos JE NE LE SENTAIS PAS. Non, non, non, trop d’angoisse, d’ondes négatives. Déterminée à limiter les dégâts mon doigt cliqua vivement sur l’onglet EFFACER.
Effacée l’offre de poste trouvée sur un site de recherche d’emploi et toutes mes recherches sur l’entreprise et son dirigeant. Le burn-out ne passera pas par moi.
PETITS DELICES
Dans la maison où notre amour a voulu naître,
Avec les meubles chers peuplant l’ombre et les coins,
Où nous vivons à deux, ayant pour seuls témoins
Les roses qui nous regardent par les fenêtres.
Il est des jours choisis, d’un si doux réconfort,
Et des heures d’été, si belles de silence,
Que j’arrête parfois le temps qui se balance,
Dans l’horloge de chêne, avec son disque d’or.
Alors l’heure, le jour, la nuit est si bien nôtre
Que le bonheur qui nous frôle n’entend plus rien,
Sinon les battements de ton cœur et du mien
Qu’une étreinte soudaine approche l’un de l’autre.
Émile Verhaeren, Les heures d’après-midi
En plus des tasses, des bols, des plateaux, des reposes-plats décoratifs, des nappes, des bibelots en porcelaine, des cadres qui ornent une kyrielle de photos, des poupées en tout genre, Solange collectionne les poèmes, les bons mots, les citations. Dès qu’elle lit ou entend une phrase ou un poème dont la vérité lui comble le cœur, elle l’écrit religieusement sur du beau papier à lettre et le range avec respect dans un coffret en bois spécialement choisi à cet effet. Ce qu’elle aime par-dessus tout ce sont les papillotes en chocolat, ces bonbons la rendent doublement heureuse. Après dégustation et une sélection drastique, elle conserve précieusement les papiers des papillotes sur lesquelles s’affichent les citations d’hommes et de femmes plus ou moins illustres.
A ses moments perdus, autant dire bien souvent dans sa vie, elle ouvre son précieux coffret et se délecte en lisant.
« La nature fait les hommes semblables, la vie les rend différents. » Confucius.
« J’ai décidé d’être heureux, c’est meilleur pour la santé. » Voltaire.
« N’allez pas là où le chemin peut mener. Allez là où il n’y a pas de chemin et laissez une trace. » Ralph Waldo Emerson.
« Nulle pierre ne peut être polie sans friction. Nul homme ne peut parfaire son expérience sans épreuve. » Confucius.
« Il y a souvent plus de choses naufragées au fond d’une âme qu’au fond de la mer » Victor Hugo.
Ces petites lectures à l’odeur chocolatée la ravissent, elle est d’ailleurs l’une des rares personnes à déguster des papillotes au chocolat toute l’année.
Éphémère
L’ivresse d’être.
Vertige,
Du devenir déliquescent
Aux souvenirs défaillants
Nulle envie qui fait les projections futures.
L’ouïe fine goûte l’empreinte imperspectible du présent
En arrêt parmi la course des vivants
Vivre autrement, dilaté dans un air sans temps
Percevoir au tréfonds.
Embrasser par tout de ce que je suis
Maintenant, sans emprise.
J’aime la conscience ultime, complète qui se sait reliée.
Morceau infime d’une racine,
Je ne suis rien qu’un tout.
Sans titre ni couleurs
Lorsque la vie est sans couleurs ni éclats peut-on encore écrire ?
Quand le flot de mots s’est tari à force de sécheresse que dire dans un désert ?
Il y en a qui y parviennent grâce à l’imaginaire ou la mémoire ou l’inexorable besoin d’écrire, d’inventer, de raconter, de dénoncer ou de s’interroger.
Pour l’instant je n’y crois plus alors je me tais.
C’est un silence morne et triste alourdi par le constat de la chute d’un rêve. Je n’écris plus, je n’en ai plus envie. Il y a des choses bien plus graves. Partout des hommes meurent dans l’indifférence. De faim, dans la misère ou suite à des violences, torturés, brûlés, noyés, assassinés. D’autres meurent à petit feu, de l’intérieur.
Je ne suis pas de ceux-là, je fais partie des privilégiés qui ont un toit, une famille, un travail, la santé pour mes proches et moi-même. Alors ?
Pour écrire, il me faut cet élan d’enthousiasme, il me faut ces éclats de lumière ou de rire. Certes des éclats il y en a mais si peu de joyeux et tant de lamineurs, de meurtriers. Tant de rêves, de vies brisées, tant d’éclats d’infamies, des éclats brillant de bassesse, de lâcheté, de bêtise. J’ai du mal à écrire sur la beauté des fleurs lorsque je sais que leurs racines sont en train de mourir.
14 avril 2014, 276 lycéennes sont enlevées à Chibok, dans le nord-est du Nigéria par des combattants islamistes de Boko Haram. Qu’avons-nous fait ? Quels moyens aurions-nous déployé si ces jeunes filles avaient été européennes, françaises, américaines ?
3770 migrants ont trouvé la mort en Méditerranée en 2015 et 2452 personnes sont mortes entre janvier et mai 2016 en fuyant leur pays. Sans compter le nombre de disparus…
Que ferions-nous si notre pays n’était plus sûr au point que des milliers d’entre nous préféreraient prendre le risque d’aller mourir en mer plutôt que d’endurer la peur et la violence sur le sol de notre patrie ?
Rien de nouveau, les hommes se font la guerre, victimes civiles et soldats meurent depuis des siècles. Et pourtant les rouages politiques, les jeux de marionnettes guidées par l’intérêt, la soif de richesse et de pouvoir, les guerres politiques ou religieuses, tout cela ne m’a jamais paru aussi offensant que ces derniers temps. Peut-être parce que maintenant presque tout se fait à découvert, dans la norme sous couvert du « il faut d’abord préserver nos propres intérêts ».
J’étais tout à l’heure dans le RER. Une grande majorité des voyageurs étaient rivés sur leurs téléphones. Nous n’avons jamais été aussi connectés et renseignés sur l’état du monde. Et pourtant cet accès à l’information nous a mené à la banalisation de la violence, des exactions, des conséquences humaines effrayantes suite aux guerres et conflits mondiaux.
Juillet 2014 un avion tombe avec à son bord 298 voyageurs alors qu’il survolait l’Ukraine. Il a été abattu en plein vol par un missile. Qui a tiré ? Les séparatistes pro-russes de l’Est de l’Ukraine ou les soldats russes de l’autre côté de la frontière ou les forces gouvernementale ukrainiennes ? Oups, dommage collatéral, regrettable certes mais au vu de la situation et de l’imbroglio politico économique de la région difficile d’agir. Comment en plein 21ème siècle est-il encore possible d’abattre accidentellement un avion civil avec un missile ?
Tout à l’heure, dans le RER des voyageurs râlaient parce que leur train du lendemain risquait d’être annulé. « Ils commencent à nous faire chier avec leur grève » « Ouais c’est comme les poubelles, va pas falloir que ça dure ça commence à puer et bonjour l’image avec l’Euro… » « T’as vu le match d’hier ? »
Moi je n’ai pas vu le match mais j’ai entendu mes voisins chanter en cœur la Marseillaise lors du coup d’envoi. C’est ça le foot, chacun beugle pour son équipe, encourage et soutient son camp « On va vous en mettre plein la gueule, vous écraser ! ». C’est bien le foot, ça rassemble, ça fédère, ça change.
Hormis les voyageurs connectés à leurs portables, toujours dans le RER, il y a ceux qui sont plongés dans des lectures, papiers ou numériques, classiques ou contemporaines. C’est ce que j’aime dans la lecture et l’écriture : le pouvoir d’être transporté. Mais est-ce une fuite ? Lire, écrire, ce n’est pas agir. Et même ceux qui écrivent des mots chocs, ceux qui mettent le doigt sur des situations odieuses, à quoi bon ? On s’insurge, on trouve cela scandaleux et après ? La vie reprend son cours.
Les lycéennes de Chibok ? On a fait ce qu’on pouvait…
L’avion abattu en Ukraine ? Une enquête a été menée, des mesures ont été prises…
La crise des migrants ? On fait ce qu’il faut mais on ne va quand même pas pouvoir tous les accueillir, il va falloir que ça cesse quand même et puis quelle idée aussi de risquer sa vie comme ça…
Et encore, ce ne sont que des exemples parmi tant d’autres.
Il est vrai qu’il est plus confortable de s’installer dans le giron du quotidien, de ne plus se poser de question, de se laisser porter par l’opinion publique. C’est vrai font chier les éboueurs avec leur grève parce que les poubelles ça pue, les chômeurs c’est des fainéants, les politiciens des pourris finis et le foot ça fédère…Le monde va mal mais si j’arrive à poser mon mercredi pour faire les soldes, à avoir un avion et du soleil pour mes vacances, à mettre des sous de côté pour financer les prochaines je m’en sors bien.
Non décidément à quoi bon écrire. Pas le temps pour les conneries, le rêve tout ça c’est fini. Le flot de mes mots s’est tari, il fait place à la déferlante du quotidien, son raz de marée d’incohérence et d’illogisme, de bêtise et de violence. Je jette le stylo, pour l’heure chantons la Marseillaise la main sur le cœur et ignorons les relents putrides des poubelles qui s’amoncellent.
Les territoires du dedans : l’explorateur.
J’avance, timide, devant la forêt des mots. Mais plus j’avance, plus je me rends compte que je ne suis qu’à la lisière de ce qui se dit.
J’ai longtemps marché sur un sentier qui me semblait caillouteux. En fait de pierres, il s’agissait d’écorces desséchées, de coques vidées de leur substance, les mots s’étant échappés de leurs précieuses gangues. J’ai longtemps marché sur cette route chaotique avec la désagréable frustration de ne pouvoir toucher que ces écorces vides, elles craquaient sous mes pas désœuvrés, me rappelant l’existence de ce que je ne parvenais pas à saisir : ces précieux mots. Puis je compris qu’il s’agissait là des enveloppes de tous les mots que j’avais écrit, ces mots qui sont allés mener leurs vies ailleurs, quelque part, je ne sais où. Il me fallait encore avancer, les rechercher, les débusquer, afin de parvenir peut être enfin à les saisir.
Quel étrange sentiment que de se sentir sur le seuil, entre un désert jonché d’écorces desséchées et une forêt bruissant de paroles, mystérieuses, insaisissables. Je perçois les murmures de potentiels récits, d’histoires insoupçonnées, de poèmes agitant leurs énigmatiques ombres…mais je ne parviens pas à m’en approcher. Il me faut avancer encore, prudemment par peur que mes pas lourds et maladroits n’effraient les troupeaux de mots sauvages. Ici se meuvent des mondes extensibles, d’invisibles contrées peuplées de paysages changeants, de décors mouvants qui se transforment au gré des égarements de la pensée, des affleurements des souvenirs, des pulsations des émotions.
Je suis à la lisière, timide, hésitant à franchir le seuil de ce sanctuaire. Ai-je une place, ici, quelque part ? Pourrai-je moi aussi, un jour connaître la langue des mots qui racontent et parlent en touchant le cœur des hommes ?
Je suis à la lisière, j’attends, j’hume l’air et me laisse bercer par l’appel de cette immense forêt.
Je suis à la lisière et je rêve, je me laisse emporter sur le dos d’une histoire qui ne cesse de dérouler son échine bosselée, aussi chaotique qu’un paysage ayant avalé une chaîne de vieux volcans. Mon histoire, lascive, reste endormie et je dois me calquer sur son rythme arrêté, en suspend. Et je languis, écoutant les prémices, les frissons, les préludes, les remous imperceptibles d’histoires lointaines. Mouvement lent du germe qui grandit en prenant son temps.
Puis, mes réveils m’apportent doute et incertitude. Comment dire l’impalpable, décrire l’inexistant, inventer des histoires qui souffleront au creux des yeux des autres la criante illusion du réel ? Comment sculpter le vrai avec pour seul outil des mots immatériels?
Je suis à la lisière, timide. Comme elle est belle cette forêt dont je ne peux percevoir l’immensité. Bruyante, sacrée, elle contient tous les mots des hommes. Il y a ici tant à explorer.
Puits
Plus qu’un puits, je suis un monde,
Au creux de mes entrailles,
Distorsion du temps,
Les secondes en pagaille
Se muent en an.
Eau, terre, pierre,
Lit de limon.
De rares rayons de lumières,
Sabres de poussière,
Viennent frapper
Mes fougères centenaires.
Mariage de l’eau et du silence
Mon air est aussi riche
Qu’un utérus invisible
Minéral, végétal, animal se dévorent
Aussi insidieusement que mes pierres
Forment les sceaux de mon corps.
Ma bouche est une porte que peu franchissent,
S’y glisse vos peurs les plus profondes.
Plus qu’un puits je suis nuit
Qui veille sur des secrets enfouis.
Bâillonnés, murés, grillagés,
Nous continuons à nourrir votre imagination.
Pourtant nous ne faisons que refléter
L’âme de celui qui se tient au seuil de nos girons.
Sur le thème du puits:
Un conte, une histoire étrange, un petit OVNI qui se lit d’une traite. Humanité, bestialité et fraternité s’y mélangent dans le réceptacle d’un puits.
Le puits – Iván Repila
Lorsque,
dans la courbe d’un détour,
une découverte inattendue,
une oeuvre monumentale,
expressive,
symbolique,
poétique,
vous hurle en silence
des vérités profondes,
il n’y a pas d’autre alternative,
que de se laisser submerger,
par sa beauté.
« LES TROIS AGES » de BORONDO 93 rue du Chevaleret 75013 Paris
Pour en savoir plus sur l’artiste: